CHAPITRE IV

RÉSUMÉ : Projetant un débarquement en Angleterre pour abattre « les tyrans des mers » depuis toujours en lutte avec les Français pour la prépotence mondiale, Napoléon donne à l’amiral Villeneuve l’ordre de détruire la flotte anglaise. Dans cette espérance, il masse ses armées devant Boulogne et attend l’occasion de pouvoir franchir la Manche. Mais à Londres les énergies se bandent. William Pitt, Premier Ministre, secondé par Henri Castlereagh, confie la fortune des Armes Insulaires à l’amiral Horace Nelson, tandis que déjà Arthur Wellington se destine à jouer plus tard un jeu décisif sur le continent.

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Le spectacle était impressionnant !

Les Concarnais, tous les Concarnais, attentifs mais prudents, s’étaient massés à distance respectueuse, à chaque bout du quai Théodore-Botrel. Du côté de l’église, il y en avait un paquet de quinze cents à deux mille, parmi lesquels un certain nombre de coiffes blanches. Du côté du Grand Café de l’Océan, on pouvait en dénombrer plusieurs centaines, où prédominaient les barbes et les pipes.

Les uns comme les autres, en silence, attendaient.

La mer était haute. Ses vagues grises venaient éclabousser le bord du quai. Dans le ciel, d’épais nuages à la Vlaminck couraient d’un bord du ciel à l’autre, comme surgis de la mer avant d’aller se perdre à l’est, dans les champs de genêts.

Tous les chalutiers Langlois étaient déjà rentrés depuis le matin et leurs mâts se balançaient doucement, entrecroisant leurs antennes, entourés d’un clapotis frétillant.

À ce spectacle, les Concarnais étaient accoutumés depuis des dizaines d’années. Mais ce qui avait provoqué chez eux comme une révolution, alimentée de cancans et d’exclamations incrédules, c’était qu’à la demande du capitaine du port, les bateaux de pêche – les Langlois, comme on les appelait – s’étaient accotés, les uns du côté de la digue, les autres de celui du bassin de radoub laissant, devant les deux grosses bittes centrales d’amarrage, un espace vide d’une cinquantaine de mètres. Ça ne pouvait être que pour permettre à une unité plus importante, non basée à Concarneau, de venir s’amarrer. Et ça, pour tous, déjà, c’était comme l’avènement d’Armaggedon, la consommation des siècles, et les grandes trompettes du jugement.

Mais quand les Concarnais avaient appris que les Frères Langlois, consultés par le capitaine du port, qui était à leur dévotion, avaient laissé faire, alors que cet emplacement réservé était celui-là même où leur chalutier amiral La Victoire avait l’habitude de venir décharger sa pêche, leur stupéfaction s’était transformée en frayeur. Les Langlois avaient-ils abaissé leur orgueilleux pavillon ? Avaient-ils peur de ce qui se préparait ? Tout, en effet, semblait le prouver.

Leur grande maison, aux pierres de granit grises, qui trônait sur le quai comme une forteresse inexpugnable et où chacun, depuis toujours, venait chercher ses ordres et sa paye, avait fermé les fenêtres de ses trois étages. Sur le toit d’ardoise, les girouettes grinçaient tristement. En haut du perron, la grosse porte de chêne était elle-même verrouillée, et la raison sociale qui barrait la façade sur toute sa largeur, sous les fenêtres du premier, semblait elle-même devenue un ex-voto souvenir : Armements et Chalutiers Langlois. Concarneau. Société Anonyme.

Seul mouvement de vie sur cette façade sombre et immobile, épinglée au petit tableau d’affichage où étaient affichés chaque jour les cours du poisson, flottait au vent du soir une feuille de papier machine, sur laquelle on pouvait lire, écrit au crayon-feutre noir, comme pour un faire-part :

AVIS AU PERSONNEL

La Maison Langlois compte que chaque membre de son personnel fera son devoir. Signé : Jean Langlois, Henri Langlois, Horace Langlois, Arthur Langlois.

C’était sobre et viril, mais c’était peu, face au fabuleux déploiement de forces accumulées là par Léon Bonape et sa bande de truands.

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Les huit quinze-tonnes, aluminisés et chromés d’Aigle-Route, briqués comme à la parade, avec leur cabine avant ultra-moderne et leurs semi-remorques verts et cadrés de longs filets jaune d’or, étaient alignés au centimètre près en travers du quai, leur museau face à la maison Langlois et le cul à la mer.

Devant eux, groupés, impeccables dans leurs combinaisons vertes et jaunes, cicatrisées de fermetures éclair, fiers comme des maréchaux, sous leurs casquettes à longues visières d’inspiration américaine, les huit chauffeurs poids lourds, visages rigolards et muscles saillants, discutaient le coup à grands éclats de voix.

Autour de Grand Louis qui, par fantaisie, s’était planté sur l’oreille une plume de faisan, Le Croqueur, La Gambette, Le Rouquin, Mon-Bel-Eugène, Rock n’roll, La Toquante et La Réplique se savaient les plus forts. Ils attendaient avec une sorte de ravissement qu’apparût, de l’autre côté du môle, le Cap-Trafalgar. Selon le plan qu’ils avaient tous en poche, l’entrée de celui-ci dans le port était prévue pour dix-sept heures quarante-cinq, de façon à être à quai à dix-huit heures trente précises. Quant au patron, ils savaient déjà qu’il arriverait avec sa nouvelle DS conduite par Coco, à dix-huit heures vingt-cinq.

M. Perrigaud, en civil et solitaire, marchait de long en large à une dizaine de mètres d’eux. Il avait beau être un familier de Bonape et quelque chose comme son directeur commercial, les chauffeurs ne l’aimaient pas. Il le savait, car il n’était pas né de la dernière pluie, et lui-même considérait leurs grosses boules de déménageurs et leurs muscles d’athlètes de foire avec une certaine condescendance amusée.

Curieux type, ce M. Perrigaud ! Malgré sa petite tronche enfarinée, son nez retroussé, ses yeux de singe fatigué, ses gestes de prestidigitateur, son goût des femmes, des plats sucrés et des calembours, son boitillement qu’on croyait simulé, ses lèvres serrées, habituées à laisser filtrer des vacheries à éteindre les étoiles du firmament, il faisait peur.

De son vrai nom Charles-Maurice Perrigaud – encore que les chauffeurs l’eussent surnommé La Gamberge –, c’était un ancien fils de famille passé du côté des voyous à la suite d’indélicatesses précoces. Alors qu’il était encore à Sciences-Po, où il dépassait ses études au lieu de les poursuivre, une enquête de police avait établi que ce lardon de petits rentiers provinciaux, si correct le jour, avait monté, la nuit, en compagnie de quelques blousons noirs, « le gang des ornements d’église » et dérobait des objets précieux sur les autels et dans les sacristies, qu’il fourguait ensuite au marché aux puces. Le produit des larcins lui permettait d’entretenir quelques danseuses des Sexy-Folies. Jeté en taule pour six mois, puis libéré avec un casier judiciaire qui lui fermait les portes du Quai d’Orsay – alors qu’en fait, depuis, on a vu pire –, il avait traîné la savate – celle qui n’était pas trop courte – et avait accumulé les petites canailleries à la sauvette jusqu’au jour où, familier du beuglant tenu par Paul Barrat, il était tombé sur Léon Bonape. Celui-ci, qui avait besoin d’un type averti pour lui apprendra les manières, l’avait pris à son service. En moins de trois mois, le jeune Perrigaud avait réussi à se rendre indispensable. Et depuis, ça marchait au poil !

Perrigaud considéra la façade fermée de la maison Langlois et se demanda ce que ça pouvait bien signifier. Il lui paraissait étrange que les frères Langlois abdiquassent avec autant de bonne volonté. Sûr, ça cachait quelque chose, car ils étaient malins, eux aussi, les bougres ! Il ne s’était pas encore fait une opinion qu’un immense cri s’éleva sur le quai :

« Le voilà ! »

Il se retourna.

Le Cap-Trafalgar venait de doubler le phare et s’avançait lentement dans le port.

Un long murmure d’admiration parcourut les deux moitiés séparées des Concarnais, et, au milieu, les poids lourds jetèrent en l’air leur casquette.

Perrigaud lui-même émit un petit sifflement.

Bonape avait bien fait les choses. Le Cap-Trafalgar, c’était un morceau à étendre les Langlois. Bonape était vraiment un grand chef. Avec ce diable d’homme, on ne serait jamais au bout de ses surprises.

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D’ailleurs, « Il » arrivait, lui aussi. La foule des marins devant le Grand Café de l’Océan s’était d’elle-même séparée en deux et avait laissé passage à une DS noire. Coco, habillé de sombre, était au volant, tel un chauffeur de grande maison, et le patron, en veste de tweed et cravate claire, était assis démocratiquement à côté de lui.

Perrigaud-La Gamberge regarda sa montre. Elle marquait dix-huit heures vingt-six. La mécanique de Bonape fonctionnait réellement au centième de millimètre ! En matière d’ajustage, on pouvait pas faire mieux.

Bonape fit arrêter la voiture devant ses huit poids lourds au garde-à-vous. Il ouvrit la portière et descendit lestement. Les chauffeurs le considérèrent, silencieux et admiratifs.

D’un coup d’oeil rapide, il avisa le super-chalutier qui manœuvrait lourdement dans le port et se rapprochait du quai. Puis il sortit un papier bleu de sa poche et s’adressa à ses hommes :

« Les enfants, je suis content de vous. Vous êtes tous là, impec’ et en pleine santé. Demain, à l’aube, avec vos camions bourrés de marchandise, vous serez à Paris et aux Halles, les mareyeurs vous montreront du doigt et s’exclameront avec envie : il en était ! »

Un large sourire éclaira toutes les faces.

Bonape déploya le papier bleu :

« Écoutez ça ! C’est un radio-câble du capitaine Villeneuve qui est arrivé sur mon bureau à l’instant où je quittais Paris. »

Les combinaisons vertes tendirent le cou.

Bonape lut :

« Commandant Cap-Trafalgar par le travers d’Ouessant à M. Bonape Léon, rue Montorgueil, Paris. Stop. Par radio-priorité. Stop. Pêche heureusement terminée. Poissons débités, glacés et stockés dans installations frigos. Stop. Total cent douze tonnes toutes variétés premier choix. Stop. Prix revient traitage abattu de quatre-vingts pour cent. Sole, zéro vingt le kilo au lieu un franc dix. Raie zéro quinze au lieu quatre-vingt-dix. Merlan zéro franc cinq au lieu un cinquante, etc. Stop. Tout va bien. Accosterai Concarneau ce soir vers dix-huit heures trente. Respects et salutations. Villeneuve, capitaine. Stop final. »

Bonape remit le papier dans sa poche, regarda sa montre et, d’un geste large, montra le Cap-Trafalgar qui n’était plus qu’à quinze mètres du quai.

Il dit :

« Il est dix-huit heures vingt-huit. C’est-y pas beau, les gars ? »

Tous ensemble, les chauffeurs se pressèrent dans sa direction pour l’entourer, mais il les arrêta de la main, se retourna et montra les fenêtres closes de la maison Langlois.

Il cria presque, car il tenait à être entendu par les deux tenailles de la foule qui s’était rapprochée :

« Regardez bien cette maudite cabane, les potes ! Ce soir, elle ne signifiera plus rien pour personne. Je suis le plus fort. Jean Langlois a perdu ! »

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« Coup dur ! J’ai perdu ! »

Jean Langlois posa le cornet à dés duquel n’étaient tristement sortis qu’un as et un deux. Il dit :

« Coup dur ! J’ai perdu un tour. Je n’avance que de trois cases et je bute contre la banquette irlandaise. Henri, vous prenez au moins cinq longueurs sur moi. »

Il avisa le petit cheval de plomb monté par un minuscule jockey à la casaque jaune et bleue et le déplaça de dix centimètres sur le tapis de feutre vert.

Il hocha la tête, se renversa dans un grand fauteuil de cuir noir et dit, en tirant sur le barreau de chaise qu’il tenait entre les dents :

« Toutefois, je ne suis pas mécontent ! Ce cigare est excellent. »

Il se tourna vers son frère Henri :

« Il faudra que vous m’en rameniez une autre boîte de Genève, cher ! Décidément, je le préfère aux Upman-Gladiator. Plus de fumet, plus de moelleux. Vraiment confortable ! »

Henri Langlois répondit avec désinvolture :

« Rien d’étonnant, cher ! Ce sont des Castellaras-Spécial, feuilles réservées double épaisseur ! »

Il saisit à son tour le cornet de cuir et y jeta les dés.

Tandis qu’il les secouait négligemment, Horace, qui fumait sa pipe à côté du bar, saisit une carafe de cristal de roche et demanda à Jean Langlois, avec une infinie urbanité :

« Encore un doigt de porto, cher ?

— Non, merci, si vous permettez, je vais me commander mon cocktail. »

Il décrocha le vieux téléphone de cuivre, attendit une seconde et parla :

« C’est vous, James ? »

Une voix grésilla :

« Oui, monsieur.

— Je vous prie, pouvez-vous me préparer un double flip et me le monter dans la salle du Conseil ?

— Bien, monsieur. Puis-je demander à monsieur si je dois rajouter un peu d’angustura, comme la dernière fois ?

— Non, James, la situation est assez épicée comme cela, je vous remercie. »

Il raccrocha.

Arthur, le quatrième frère, engoncé dans son haut faux col blanc, n’avait encore rien dit. Il avait l’air préoccupé par la règle treize du petit jeu qui l’avait obligé à passer son tour.

Il sortit de sa réflexion et lança, en regardant ailleurs :

« En revanche, Horace, moi, je boirais volontiers de votre porto personnel. J’en ai peu connu d’aussi excellent. »

Horace parut flatté.

« Normal, cher ! N’oubliez pas que c’est du Vasconcellos supérieur. Deux ans de mer en tonneau d’origine. »

Jean Langlois tapa de sa chevalière sur la table d’acajou, comme pour ramener ses frères à l’ordre :

« Nous nous dissipons, mes bons. Nous ne prêtons pas assez d’attention au jeu. Il conviendrait quand même de terminer cette course. Elle a son importance. C’est à vous, je crois, Henri ? »

Ainsi réprimandés, les trois autres frères Langlois se rapprochèrent de la table. Henri jeta les dés sur le tapis vert et sortit un double-six. Il prit son petit cheval de plomb – casaque violine, toque bleue – et l’avança de six cases, le posant à cinq centimètres du poteau d’arrivée, juste de l’autre côté de la rivière des tribunes.

« Félicitations, dit Horace.

— C’est un fameux yearling, commenta Arthur.

— S’il n’a pas d’accident, opina Jean, dans six mois il sera imbattable ! »

Réunis dans la grande salle du Conseil d’administration autour de la table sur laquelle ils avaient disposé leur champ de courses de feutre, détendus et souriants, les quatre frères Langlois jouaient aux « petits chevaux ».

Ils paraissaient indifférents au monde extérieur.

Le double-six donnait au tireur le droit de rejouer. Les dés d’Henri roulèrent une fois encore. C’était de nouveau un double-six. Dans un mouvement étincelant de race et de style, son yearling franchit le poteau d’arrivée avec quatorze longueurs d’avance sur le second.

Soudain, une immense clameur monta du quai et filtra à travers les volets fermés de la maison Langlois.

« Ah ! Nous y voilà ! » dit sentencieusement Jean en se servant.

Le valet de chambre venait d’entrer et de déposer le double flip sur un plateau d’argent.

Langlois prit le verre et le vida d’un trait.

Comme le serviteur s’apprêtait à sortir aussi silencieusement qu’il était entré, Langlois le rappela :

« Dites-moi, James. Vous allumerez les brûle-parfums, je vous prie. Je crois que ce soir nous en aurons besoin.

— Bien, monsieur », dit James en réprimant un sourire.

Jean Langlois le remarqua et dit, sévère :

« Vous vous oubliez, James ! »

Le valet se figea :

« Que monsieur me pardonne ! »

Il sortit, triste comme s’il suivait l’enterrement de sa mère.

Jean Langlois dit alors à son frère Horace :

« Cher ! Je crois que vous pouvez appeler maintenant l’Inspection maritime pour qu’elle vienne elle-même se rendre compte sur place. »

Horace sourit et saisit à son tour le téléphone.

« Cher, je vais le faire aussitôt ! »

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Suffoqués par l’odeur pestilentielle qui s’était échappée du navire sitôt que celui-ci était passé sous le vent et qui envahissait le port comme une onzième plaie d’Égypte, les Concarnais s’étaient enfuis en courant.

Déjà, sur les façades des maisons, les premiers volets se rabattaient comme si, une fois de plus, les Langlois avaient montré la voie.

Même les huit poids lourds et Coco avaient reculé de deux dizaines de mètres. Ils cachaient leurs visages, devenus aussi verts que leurs combinaisons, dans leurs mains, et attendaient, figés, ne comprenant pas la raison de cette invasion invisible et terrifiante.

Seul, La Réplique avait cru devoir lancer :

« Di… dites donc, si ça sent la m…m… marée, c’est pas la plus récente ! »

Mais son exclamation était tombée dans le vide.

Chacun avait le sentiment qu’il se passait quelque chose de grave.

M. Maurice, lui, un fin mouchoir de linon sur le nez, avait fait une retraite précipitée en direction d’une ruelle transversale. Il comprenait que ce n’était pas le moment de se débiner, mais aussi qu’il était inutile de s’exposer à ce relent d’égout collecteur.

Le seul qui parût insensible à cette damnation était Léon Bonape.

Livide de fureur, il attendait, immobile au pied de la passerelle, que le capitaine Villeneuve, titubant comme un terrien accablé par le mal de mer, eût mis pied à terre.

Villeneuve tremblait de tous ses membres quand il y parvint. De plus, une sorte de trismus lui avait flanqué le menton de travers.

Il se retrouva planté devant Bonape et masqua sa frayeur par un hoquet d’agonisant.

Les yeux du Patron jetèrent des éclairs noirs :

« Qu’est-ce que ça signifie, commandant ? »

Le vieux marin rassembla ses dernières forces. Dans son émotion, il fit le salut militaire et jeta :

« C’est la vraie catastrophe, monsieur. La cargaison est foutue ! »

Un son rauque sortit de la gorge de Bonape, tandis que ses yeux s’injectaient de sang et que ses tempes de marbre se veinaient de bleu :

« Quoi ? »

L’autre réitéra :

« La cargaison est foutue. Court-circuit général dans les bacs de congélation ! J’y comprends rien. »

Bonape se contint une seconde de plus :

« Mais cette odeur épouvantable d’œufs pourris ? »

Le capitaine Villeneuve roula des yeux égarés :

« Je ne sais pas, monteur.

— Comment, vous ne savez pas ? »

Les nerfs du malheureux lâchèrent d’un seul coup. Il jeta sa casquette dans la mer et hurla :

« Non, je ne sais pas ! Je sais seulement que j’ai péché cent douze tonnes de poissons frais et que, depuis dix quarts d’heure, je transporte cent douze tonnes de poissons pourris. »

Bonape fulmina, glacial :

« Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu aussitôt ? »

Le mathurin s’effondra comme un moussaillon :

« J’sais pas, m’sieur ! J’ai pensé que ça s’arrangerait. »

Et il éclata en sanglots.

Bonape se déchaîna à son tour, mais à sa façon qui était celle d’un vampire. Il marcha lentement sur Villeneuve, le saisit de ses deux mains par le cou et le secoua en l’insultant. De ses phrases incompréhensibles, heurtées, folles, émergeaient des mots terribles, d’une vulgarité épouvantable. Par bribes, ceux-ci parvenaient aux oreilles des chauffeurs, groupés à quinze mètres de là comme des explorateurs polaires pris dans le blizzard. Terrorisés eux aussi par la colère jupitérienne, par la folie meurtrière qui avait envahi leur patron, ils n’osaient pas faire un geste. Pourtant, eux qui n’avaient pas froid aux yeux, ils savaient que Bonape allait tuer le capitaine.

Et en effet ! Bonape était en train d’étrangler son commandant. De ses doigts blancs, il enserrait le cou tanné, craquelé au noroît, de l’autre. Celui-ci, perdu de peur et de honte, préférait se faire assassiner sur la place publique plutôt que de survivre à la faillite de sa campagne de pêche.

Soudain, les chauffeurs comprirent que le meurtre ne serait pas blanc et qu’il allait y avoir du sang. Ils venaient de surprendre au passage le coup d’œil égaré de Bonape qui avait repéré la grosse bitte d’amarrage autour de laquelle s’enroulait l’haussière de chanvre du Cap-Trafalgar. Villeneuve, déjà râlant, était sur les genoux devant Bonape qui serrait de plus en plus fort. Bonape le traîna vers le granit comme un bourreau traîne un condamné à mort sur le billot. Il tenait le marin par les cheveux. Il était de toute évidence qu’il allait lui fracasser la tête contre la borne.

Il commença par l’obliger à poser sa joue brûlante sur la pierre froide et l’insulta à nouveau :

« Aux ordres des Langlois, tu es aux ordres des Langlois, crapule ! Ou alors tu as peur de te frotter à eux, hein ? Horace te fait peur, avec son vieux rafiot ? Et moi, j’ai commis l’erreur de te flanquer entre les pattes le plus beau chalutier de France ! »

Il tira la tête vers le haut et, d’un geste brusque, la jeta sur le granit.

Des lèvres et du nez fendus du capitaine Villeneuve s’écoulèrent les premières gouttes de sang.

Cette fois, Grand Louis et le Rouquin s’apprêtèrent à intervenir.

Mais ils furent interrompus dans leur mouvement par une Simca 1000 de couleur crème qui déboucha sur le quai à plus de cent, freina dans un crissement de gomme râpée. En descendit Jo Dutrante, le secrétaire personnel de Bonape.

Involontairement, ce fut lui qui évita le pire : il cria :

« M’sieur Bonape, il y est pour rien. J’arrive du Havre. J’ai l’explication. Faut que vous m’écoutiez. »

Bonape s’immobilisa, regarda Jo Dutrante sans paraître l’apercevoir et lâcha la tête de Villeneuve. Celui-ci se recroquevilla sur lui-même, comme une araignée mal écrasée, et se retrouva assis à la turque sur le pavé du quai. Il était à moitié inconscient et saignait abondamment.

Bonape avala une grande gorgée d’air – d’air qui sentait le poisson pourri – et cela le ramena à la réalité. Il rectifia sa cravate, se recoiffa d’un geste de la main, s’approcha de Jo et lui demanda :

« Qu’est-ce que c’est, la vérité ? »

Le masque de cire de Dutrante n’exprima aucun sentiment, mais ses lèvres décolorées dirent :

« Vaut mieux que vous soyez seul à entendre, Patron. Si vous voulez, on peut aller faire un tour sur la jetée. »

Après deux secondes, Bonape jeta, farouche :

« O. K. ! »